CHAPITRE 18
Olmstead Packer, confortablement enfoncé dans son fauteuil, lisait les derniers résultats d’une batterie de tests qui avaient été conduits en son absence. Il marmonnait et pestait dans sa barbe rousse, jetant sur le document un œil désapprobateur. Il apparaissait, s’il se basait sur l’évidence fournie, que tout était allé de travers pendant qu’il était parti ; tout était à refaire.
Il se leva et se versa une autre tasse de café d’une Thermos posée sur une étagère qui regorgeait de cartouches magnétiques, d’impressions de documents et de piles de disques codés. Une tonalité, venant d’un appareil triangulaire situé sur son bureau, rompit le silence et une voix claire et distincte annonça : « Dr Packer, il y a un monsieur qui voudrait vous voir. Il appartient à une compagnie qui conduit des enquêtes.
— Ah ! » La chose paraissait intéressante. « Faites-le entrer. Je n’ai rien à cacher. »
Et avant qu’il ait pu reposer la Thermos et se retourner, le panneau qui le séparait de la réception s’ouvrit et un objet ovoïde et volumineux se glissa dans la pièce. C’était un pneumosiège dans lequel se trouvait assis un homme squelettique, dont le sourire macabre eut l’effet sur Packer d’un coup de blizzard.
« Professeur Packer ? » prononça le squelette, tandis que l’appareil s’approchait en flottant dans les airs à quelques centimètres de son bureau.
« Oui. Je vous aurais bien offert un siège, mais je vois que vous avez déjà ce qu’il vous faut. »
L’homme squelette se mit à rire. « C’est amusant. Il faudra que je la ressorte celle-là.
— Que puis-je faire pour vous ? » Packer se rassit et posa ses mains croisées sur le bureau.
« J’appartiens au groupe des Assurances Fédérales Réunies, département des investigations. »
Packer leva les sourcils. « Ah ! Y a-t-il ici quelque chose qui justifie une enquête ?
— C’est ce que j’aimerais bien découvrir. » L’homme dans son siège pencha la tête sur le côté pour mieux examiner le scientifique de l’autre côté du bureau. « Je crois que vous connaissez le professeur Reston, n’est-ce pas ?
— Oui, pourquoi ? Oui, je le connais. C’est-à-dire avant l’accident.
— Accident ? » L’homme squelette aiguisa son regard. « Vous pourriez m’en dire plus ? » Packer eut un moment d’hésitation que traduisaient ses mouvements de mains sur le bureau. L’enquêteur remarqua la méfiance de son interlocuteur et déclara : « Oh ! Je peux vous assurer qu’il ne s’agit pas d’une enquête officielle. Je ne fais que procéder à notre audit trimestriel : vous comprenez sûrement cela, pour un contrat de cette importance…» D’un mouvement circulaire des yeux, il semblait englober toute la station. « Et quelqu’un nous a mentionné la disparition d’un de nos assurés, c’est-à-dire un membre de votre personnel. Alors j’ai pensé que, pendant que j’étais ici, je pourrais faire une enquête préliminaire, ce qui nous ferait gagner du temps par la suite. Une demande d’indemnité va certainement être déposée un jour ou l’autre et notre compagnie lancera une enquête officielle. Mais… Je suis sûr que vous comprenez. »
Packer hocha la tête, pas vraiment convaincu. Il n’était pas sûr d’avoir à dire quoi que ce soit à cet inspecteur, mais pensait qu’un refus total de sa part éveillerait des soupçons qui n’avaient aucune raison d’être. De plus, il y avait quelque chose chez l’inspecteur lui-même qui le rendait nerveux et plutôt méfiant. Il décida, par fidélité à Adjani, de s’en tenir à la version sur laquelle ils s’étaient mis d’accord.
Packer s’éclaircit la voix. « Eh bien, il ne faisait pas partie de mon personnel.
— Ah ? Mais il faisait partie de l’expédition scientifique, exact ?
— Exact. Mais il appartenait à un autre département : BioPsy, je crois.
— Mais vous étiez le chef de l’expédition, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais c’est assez courant. Nous invitons souvent des membres d’autres départements. Dans la mesure des places disponibles.
— Je vois. Savez-vous ce qui est arrivé au Dr Reston ? »
La question était si abrupte que Packer se trouva dépourvu d’une réponse toute faite. Il bluffa. « Je suppose que oui.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
— Non pas absolument. » Packer mentait et il sentait son estomac se nouer sous l’effet de la tension.
« Alors que supposez-vous qu’il lui soit arrivé ?
— Je suppose qu’il est mort de froid.
— Est-ce que cela ne paraît pas très improbable, professeur ? »
Packer commençait à se sentir comme un criminel soumis à un contre-interrogatoire. Accepter de parler à cet enquêteur n’avait peut-être pas été une bonne idée au départ. Il inspira profondément. « Pas du tout. Cela paraît, au contraire être l’hypothèse la plus plausible. Pratiquement une certitude. Pour quelqu’un surpris sans abri dans la nuit martienne, c’est inévitable.
— Je vois. Est-ce donc ce qui s’est passé pour le Dr Reston ? Il s’est trouvé surpris en dehors de tout abri ?
— Oui.
— C’est bien cela que je trouve improbable, professeur Packer. Je n’arrive pas à comprendre comment un homme aussi intelligent que le Dr Reston se serait laissé entraîner dans une telle situation. C’est tout simplement impensable. »
Packer baissa les yeux sur le bureau comme s’il avait entre les mains une donne de cartes et qu’il réfléchissait sur la meilleure façon de les jouer. Il laissa échapper un soupir. « Vous voyez, M… euh…
— Hocking.
— M. Hocking. Tout cela doit rester entre nous. Je ne suis pas qualifié pour porter un jugement sur les capacités du Dr Reston.
— Je comprends. Continuez.
— Le Dr Reston était un homme très perturbé. Je suis convaincu qu’il ne savait pas ce qu’il faisait quand il s’est aventuré dehors cette nuit-là.
— N’avait-il pas les moyens de retrouver son chemin ? Il n’a pas dû aller très loin.
— Non. C’est ce qu’on pourrait penser, mais avec la tempête et tout cela… Qui sait vraiment ce qui s’est passé ?
— Vous ne l’avez plus revu ?
— Non. Pas une trace. Nous avons fait des recherches pendant dix-huit heures, jusqu’à ce que la tempête nous force à abandonner l’opération de sauvetage. Il a fallu trois jours pour que le vent se soit assez calmé pour que nous puissions tenter une autre sortie. Et le temps que ce soit possible…» Il fit un geste de découragement. « Ce n’était même plus la peine.
— Je vois.
— Tout cela se trouve dans mon rapport officiel », dit Packer avec une pointe d’agacement. « Si vous voulez en savoir plus sur l’incident, je vous conseille de le consulter. » Il estimait qu’il en avait assez dit et qu’il était temps pour son visiteur de prendre congé.
« Bien. Je pense que ce sera tout pour le moment. Merci pour votre coopération, professeur Packer. Je vous en suis reconnaissant. Si j’ai d’autres questions par la suite, puis-je faire appel à vous ?
— Bien sûr. » Le ton était neutre et dépourvu de sollicitude.
« Je n’y manquerai pas. Mais je n’envisage pas la nécessité d’une enquête prolongée. Il est peu probable que nous ayons l’occasion de nous revoir. » Le siège de Hocking s’éloigna du bureau à reculons et pivota en direction de la porte. « Oh ! Il y a encore une chose. » Il fixa Packer d’un regard malin.
« Quoi donc ?
— Pensez-vous qu’il s’agisse d’un suicide ?
— Qui vous a parlé de cela ?
— Je crois que c’est le directeur, Zanderson, qui a prononcé ce mot.
— Eh bien, je ne suis pas au courant. Je n’ai aucun commentaire à faire là-dessus.
— Je me posais seulement la question. » Le pneumosiège fit un demi-tour dans les airs. « Je suppose qu’il n’y a aucune chance pour que le Dr Reston soit encore vivant ?
— Pas la moindre. » Packer se leva et passa de l’autre côté du bureau. « Au revoir, M. Hocking. » L’entrevue était terminée, et Packer regrettait de ne pas l’avoir terminée beaucoup plus tôt. Il avait le sentiment accablant que Hocking n’avait pas été dupe de ses réponses peu convaincantes.
Tout au long de la journée, Ari avait senti sur elle la présence d’un regard invisible. Elle imaginait des espions dans tous les coins. Bien qu’elle n’ait vu personne, ni constaté quoi que ce soit d’inhabituel en suivant les allées tortueuses du jardin, elle s’assurait constamment que personne ne la suivait.
Elle s’arrêta et regarda dans les deux directions avant d’enjamber le petit ruisseau et de pénétrer dans l’espace protégé qu’offrait la cachette au sein des fougères.
« Oh ! Tu es déjà là ! », dit-elle, à peine arrivée. Spence était là pour l’accueillir. Elle lut aussitôt sur son visage son impatience de savoir ce qu’avait donné son travail de détective.
« Où est Adjani ?
— Il n’a pas pu venir. Il avait du travail. Mais cela n’a pas d’importance. Qu’est-ce que tu as trouvé ?
— Du bon et du moins bon. La bonne nouvelle, c’est que nous pouvons tous redescendre par la prochaine navette à venir. Elle doit amener une douzaine d’ouvriers supplémentaires pour le chantier. Ils ont rajouté une rangée de sièges dans la cabine. Comme il n’y a que vingt-cinq passagers inscrits pour le voyage de retour, ces sièges seront vides. Je me suis déjà procuré trois titres de transport. Nous sommes parés.
— Quand arrive-t-elle ?
— La navette arrive jeudi, dans deux jours. Elle repart le lendemain.
— Bon. Il faudra faire avec. » Ari le voyait plongé dans un rapide calcul mental.
« Faire avec ? Mais c’est génial ! Tu as une idée de la difficulté de trouver une place sur la navette en temps ordinaire ? Il faut attendre des mois pour pouvoir profiter d’une place libre. Les fréquences de la navette sont très limitées, mon cher, terriblement limitées.
— Excuse-moi. » Spence souriait et la regardait comme s’il ne l’avait pas remarquée jusqu’à cet instant. « Je suppose que je suis un peu trop préoccupé en ce moment.
— Préoccupé ? Je dirais plutôt que tu joues au patron. » Et ses lèvres esquissèrent une moue charmante.
« J’ai dit que je m’excusais.
— Oh ! Tu n’es pas drôle. Je plaisantais. »
Elle poursuivit rapidement : « Le reste des nouvelles n’est pas aussi réjouissant. J’ai cherché et cherché mais je n’ai trouvé aucun dossier concernant la présence sur GM, dans les six derniers mois, d’une personne répondant à ta description.
— Pourtant, il était bien là. Je l’ai vu. » Spence essayait de rejeter l’idée que la silhouette mystérieuse n’était qu’un rêve.
« Personne n’en doute, mon cher. Mais il n’existe aucun document attestant la présence d’une telle personne. De toute évidence, il était là sans autorisation.
— Autorisation ? Mais de qui devrait-il avoir une telle autorisation ?
— De la base terrestre de GM. Tu vois, il lui aurait fallu un permis spécial pour ce pneumosiège à cause des interférences magnétiques possibles, ou je ne sais quoi.
— Il n’aurait pas pu embarquer sans cela ?
— Je ne vois pas comment. La seule autre façon aurait été d’obtenir une autorisation de mon père.
— Il pourrait faire cela ?
— Certainement, s’il le voulait. Mais il ne l’a jamais fait. Ce type a tout de même réussi à embarquer. Et s’il l’a fait, quelqu’un l’a sûrement remarqué. Il se trouvait dans une salle pleine de cadets, n’est-ce pas ? Quel était le sujet du cours ?
— Je ne sais pas, balbutia Spence. Je ne me souviens pas. Je n’étais pas venu pour le cours. Mais peu importe qu’on puisse confirmer ou non son existence. Je l’ai vu, et peu importe si tout le monde ici l’a vu comme moi. Je veux savoir qui il est.
— Es-tu sûr que ce soit important ? Je veux dire, cela ne changera pas grand-chose, tu ne crois pas ?
— Je ne sais plus ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Tout devient si confus. Mais oui, je sens que c’est important, là. » Et il se frappa la poitrine. « Ne me demande pas pourquoi. Je le sens, c’est tout. »
Ari s’approcha et posa une main fraîche sur sa joue. « D’accord, Spence, dit-elle pour le tranquilliser. Inutile de t’en faire pour cela. Nous sommes avec toi. Nous allons tirer cela au clair, tu verras. »
Spence avait retrouvé son calme au contact de la jeune fille. Il plongea son regard dans la fraîcheur de ses yeux bleus et enserra sa nuque.
« Tu es un ange.
— Spence, tu ne penses pas qu’on pourrait en parler à papa ? » Son regard était pressant et il réalisa combien il devait être difficile pour elle de cacher quelque chose à son père.
« Bientôt. Très bientôt, nous lui dirons tout. Je te le promets. Mais pour le moment, j’aimerais qu’aussi peu de gens que possible soient au courant. De cette façon, il y aura moins de chance de bavure.
— Très bien. J’ai tellement horreur d’avoir l’impression de le tromper. Je me sens coupable.
— Il n’y a pas de tromperie de ta part. Et de toute façon, nous lui dirons tout en temps voulu. »
Ils s’embrassèrent et s’étreignirent un moment. Ari se dégagea la première. « Il faut que je retourne au bureau. Je remplace M. Wermeyer aujourd’hui. Il conduit une visite pour des fabricants de plastique. Ils ont amené avec eux un parlementaire membre d’un lobby important, une sorte de type véreux au bras long. Si tu tombes sur eux, évite-les, ils sont dangereux.
— Je croyais que c’était le travail de ton père de s’occuper des types véreux au bras long.
— En général, c’est vrai. Mais aujourd’hui il s’est enfermé pour je ne sais quelle raison. Je ne l’ai même pas encore vu. » Elle eut un sourire radieux. « Je te vois ce soir ?
— Oui. Ce soir. »
Elle lui adressa des lèvres un baiser et disparut dans les fougères. Spence vit la silhouette mince se fondre dans le vert et l’or de la végétation et de la lumière solaire dès qu’elle fut sortie de l’ombre de leur abri. Il s’assit et se mit à repasser dans sa tête toutes ces nouvelles informations. Il voulait être sûr de ne rien oublier pour faire à Adjani un rapport complet.
Chez Hocking, dont le regard brillait de satisfaction, l’excitation provoquait des tics nerveux.
« Messieurs », dit-il – et sa voix sortait amplifiée du casque qui lui couvrait le crâne. Ses deux acolytes se regardèrent, ne sachant trop comment interpréter l’humeur de leur imprévisible patron. « J’ai de très bonnes nouvelles. Notre enquête a porté ses fruits. »
Les nouvelles, quelle que fût leur nature, avaient mis leur patron dans d’excellentes dispositions. Ils s’adressèrent mutuellement un sourire complice et attendirent que Hocking consente à leur révéler la teneur de ses découvertes.
« Le Dr Reston – Hocking prononça le nom dans une sorte de chuintement jubilatoire – notre jeune génie rebelle, a été retrouvé. À ce moment même, il se trouve ici, sur GM. Et il est bien vivant ! »